Les Tunisiens disposent-ils encore des moyens à même de leur permettre de pérenniser la tradition «Hak el melh» ? Depuis plus d’une décennie, le pouvoir d’achat des Tunisiens ne cesse de dégringoler, fragilisé qu’il est par la cherté de la vie, par des augmentations salariales bien en deçà des exigences des ménages mais aussi par une instabilité économique qui leur met, incessamment, la puce à l’oreille. La pandémie de la Covid-19 ne fait qu’enfoncer le clou depuis un an et demi, poussant les ménages à serrer la ceinture, de crainte de ne pas être capables de faire face aux imprévus. D’autant plus que le prix de l’or devient inaccessible à la classe moyenne, laquelle hésiterait mille et une fois avant de faire passer un cadeau coûteux avant les nécessités rudimentaires de la vie.
Il faut dire que la tradition «hak el melh» trouvait, jadis, un terrain favorable à sa pérennisation. Nos aïeuls endossaient nettement moins de responsabilités financières et de charges que les ménages de nos jours. Aujourd’hui, le plus facultatif acquiert une importance telle qu’il devient plus qu’indispensable au point de rivaliser avec le panier de la ménagère. Aussi, interrogés sur «hak el melh», la majorité des Tunisiens enquêtés ne cachent pas leur réticence et parfois même leur sens de l’ironie…
Les enfants d’abord !
Il est 13h00 passées en ce dimanche 2 mai 2021. Les Tunisiens vaquent à leurs préoccupations du week-end en faisant les courses nécessaires aussi bien à la rupture du jeûne que pour la semaine. Monia, 63 ans, retraitée, quitte une pâtisserie-boulangerie, du pain et un paquet de sucreries à la main. Mère de deux enfants ( une fille âgée de 25 ans et un garçon âgé de 21 ans), Monia a su faire autant de sacrifices pour élever ses enfants. Pour elle, «hak el melh», dans son sens ancestral, a cessé de transformer la matinée de l’Aïd en un moment magique, et ce, depuis bien des années. «Aux débuts de ma vie conjugale et celle d’une jeune maman, la matinée de l’aïd était, pour moi, un moment tant attendu. Certes, mon mari tenait à m’offrir des bijoux à l’occasion de notre anniversaire de mariage ainsi qu’à l’occasion de mon anniversaire. Cependant, «hak el melh» avait un impact bien distingué. Je me sentais aimée, dorlotée en tant qu’épouse et en tant que maman. Et bien que je n’aie jamais daigné goûter les plats avant la rupture du jeûne, j’ai toujours apprécié ce cadeau qui m’était offert avec amour. Mais dès que ma fille a rejoint les bancs de l’école et que les dépenses de ma fille et de mon fils ont commencé à peser lourd sur nos économies, j’ai demandé à mon mari de délaisser cette tradition et privilégier les besoins de mes enfants», confie-t-elle. Ainsi, Monia se contente-t-elle, souvent, d’une tenue de l’aïd en guise de «hak el melh». «La tenue de l’aïd n’est en rien un acquis. Je préfère que mes enfants aient leurs tenues de l’aïd, le «hlow» et des jouets plutôt qu’une tenue pour moi-même. Pour moi, le confort de mes enfants passe avant tout. A quoi bon alourdir les dépenses quand on peut faire des choix judicieux et réfléchis ? », renchérit-elle.
Un bijou dites-vous ?
Si Monia a choisi de sacrifier «hak el melh» au profit du bien-être de sa famille, Tawfik, lui, ne trouve dans cette tradition aucun fondement. Gérant dans une boutique de prêt-à-porter pour hommes et père de trois enfants, il ne retient pas son rire rien qu’en entendant la question. «Mais sincèrement, êtes-vous sérieuse ? De quel cadeau en or parlez-vous ?», réplique-t-il en riant. Pour Tawfik, la vie devient tellement dure qu’il a de plus en plus de mal à arrondir les fins de mois. Père de trois enfants, il prend aussi sa belle-mère en charge. «Mon salaire ne suffit point à nourrir ma famille. Ma femme travaillait dans un salon de coiffure et a dû jeter le tablier pour s’occuper de notre cadet, âgé de deux ans. Du coup, je me trouve tiraillé entre les dépenses relatives au ménage, à la scolarité de mes deux fils aînés, âgés de 9 et de six ans, aux dépenses de mon cadet et parfois même aux médicaments nécessaires à ma belle-mère», indique-t-il. Et d’ajouter qu’il s’est mis d’accord avec sa femme pour supprimer certains aliments du menu ramadanesque, notamment la viande des soupes ainsi que de limiter au mieux la préparation des bricks. Tawfik a réussi à épargner 200 dinars pour les dépenses de l’aïd. «Je dois étoffer cette somme pour garantir les trois tenues de l’aïd de mes enfants. Quant à ma femme et à moi-même, nous avons cessé de nous mettre en avant depuis des années», avoue-t-il, la gorge nouée. Pour Tawfik comme pour bon nombre de pères de famille, «hak el melh» ne figure point sur la liste des dépenses nécessaires et encore moins sur celle des dépenses inutiles pour la simple raison que cette dernière liste n’existe pas !
Les mentalités ont bien changé…
Manifestement, les moyens manquent pour préserver une tradition qui coûte cher et qui, en apparence, ne sert qu’à faire le bonheur d’une épouse, mais qui, en réalité, influerait positivement sur la famille. Pour Mostapha, 71 ans, la question sur «hak el melh» le replonge, ipso facto, dans des souvenirs lointains, du temps où il était enfant et où sa mère et ses tantes saisissaient l’occasion des visites de l’aïd pour montrer, chacune, les bijoux qui leur ont été offerts. «Hak el melh n’est plus pris en compte non pas pour des raisons financières mais pour une question de mentalité. Ce que je trouve navrant, c’est que les jeunes couples de nos jours tiennent plus que tout aux célébrations occidentales comme la Saint-Valentin alors qu’il conviendrait de fouiller dans nos traditions autochtones pour trouver leurs comptes et pérenniser le patrimoine immatériel», explique-t-il. Mostapha indique avoir respecté, plus de vingt ans, cette tradition. Et au lieu d’offrir à sa femme des roses, des parfums et des pacotilles, il saisissait, une fois par an, l’occasion de Ramadan pour lui offrir un bijou, en bonne et due forme. «Jusqu’au jour, indique-t-il, où on a effectué le rituel d’el Omra. Depuis, elle m’a demandé d’arrêter de lui offrir des bijoux et de faire des économies dans l’espoir d’effectuer plus d’une Omra».
Mostapha a bien raison. Certains jeunes ignorent jusqu’à l’existence de cette tradition. C’est le cas de Sélima, 27 ans, qui travaille comme secrétaire dans un cabinet médical. «Je n’ai jamais entendu parler de cette tradition et je n’ai jamais vu mon père offrir à ma mère un cadeau à l’occasion de l’Aïd ! Mais je pense que j’en exigerais, une fois mariée, à mon futur mari. Il est important, souligne-t-elle, pour toute femme, de recevoir des cadeaux de la part de son mari, et ce, même à défaut d’une occasion spéciale. Cela permet au couple de renforcer l’harmonie de sa vie conjugale». D.B.S.